Marquée au fer : un récit puissant d'Éva Delambre
Ce cinquième opus de la saga BDSM d’ Eva Delambre Marquée au Fer a été annoncé comme un récit particulièrement sulfureux, réservé à un public (très) averti. En effet, son auteur dévoile des pratiques sadomasochistes extrêmes. Maître Tesamo qui préface l’ouvrage reprend les précautions oratoires adressées au lecteur et dont Eva elle-même parsème le texte : « On va crier, hurler contre cette débauche, ces tourments répétés (…) on jugera l’auteure et les pratiquants du SM de déments et de malades… » Dit-il. Elle répète souvent au fil de la narration : « Certains ne comprendront jamais ce monde… Peu de gens peuvent comprendre… Si peu de gens pouvaient comprendre ce genre de chose… Je sais que ça peut sembler incompréhensible… Je sais que peu sont à même de comprendre mais ça m’est égal. » Toutefois, tout ce très long récit n’est qu’un roman, l’histoire de Hantz, un Maître, et de celle dont il déclare publiquement :
« Laura est ma plus belle histoire. Elle est mon esclave, ma soumise. » (P 490)
Le lecteur vanille qui s’offusquerait de certaines perversités, paraphilies ou autres pratiques SM n’a qu’à passer son chemin, Sade reconnaîtra les siens, que diable !
Ce qui est décrit : toute la violence donnée et reçue, pour le plus grand bonheur de l’un et de l’autre. Le tout dans des règles très strictes de respect mutuel. Ensemble, Hantz et Laura vont repousser toutes leurs limites, en une addiction et une quête de ce qu’elle nomme « besoin d’encore », « de toujours plus » et qui lui, le fait bander et leur procure d’intenses sensations. On est dans le pur sadisme, le plaisir de faire mal, et le masochisme exacerbé depuis toujours. Laura sait que cela remonte à l’enfance, elle a toujours été ainsi. La jouissance est puisée dans la douleur infligée et l’exacerbation de celle reçue, dans cette quête du » subspace « , cet état de conscience modifié où celui qui jouit dans la souffrance s’évade.
Ces deux « élus » se sont trouvés, l’une se donne « vie, corps, esprit et âme » à celui qui va en faire sa créature. On n’est pas dans le jeu, ni dans une romance teintée des gentils coups de cravache sous lesquels se pâme la jeune vierge effarouchée amoureuse du millionnaire. On entre là dans le SM le plus dur, le plus extrême, celui que seuls quelques initiés peuvent réellement pratiquer en toute connaissance de cause. L’auteure est elle-même une « soumise de qualité » (dit son Maître dans sa préface), elle connaît les arcanes de ce monde clos et sait mettre en mots ses propres fantasmes.
Au-delà des descriptions des séances, on perçoit vite une forme de mysticisme, avec tous ses symboles, ses rituels initiatiques, ses engagements, ses termes particuliers.
Le Maître est le démiurge qui crée et façonne sa créature jusqu’à la rendre parfaite. Elle est toute « abnégation » – le terme revient sans cesse comme un puissant leitmotiv – reconnaissante de son appartenance, fière du tout-pouvoir qu’elle lui concède en se donnant à lui et qu’il exerce dans la plus dure fermeté. Cela implique une ritualité, une scénographie qui se joue entre eux seuls ou devant d’autres initiés, les pratiques étant vécues comme un acte sacré. C’est ce qui frappe (si l’on peut dire) dans ce roman : le champ lexical religieux largement employé pour mieux faire appréhender ce qui se joue dans une relation SM, en particulier lorsque Laura s’exprime :
« Je touche au mystique…une messe noire, un rite interdit… au fond d’une crypte, offerte en sacrifice sur un autel… cierges… chants grégoriens… Mon seigneur »
La construction littéraire intéressante, avec une scène d’ouverture puissante, donne à suivre les personnages, chapitre après chapitre dans les méandres de leurs actes posés (les séances, les pratiques) et de leur psychologie. L’héroïne s’exprime au « je », les pensées du Maître sont rapportées par un narrateur omniscient, comme si l’auteure n’avait pas osé prendre la parole en lieu et place du dominant. A tour de rôle, chacun exprime ses réflexions, ses ressentis, ses joies, ses remises en question parfois, jusqu’à ce que l’évidence l’emporte. Devient-on sadique ou masochiste ? Pour Hantz et Laura, la réponse est négative : on le sait depuis toujours, jusqu’à ce que l’on s’accorde enfin le droit d’y donner non seulement libre cours mais du sens. Rien n’est innocent dans ce type de relation, tout est codifié, réfléchi. On ne peut s’improviser Maître ou soumise. C’est le fruit d’un apprentissage auprès de pairs plus expérimentés pour l’un, d’un dressage intransigeant et sévère pour l’autre. A ces seules conditions les désirs de faire mal et de subir la douleur pourront se rencontrer pour être sublimés dans les pratiques qui forgeront l’attachement réciproque.
Le style, auquel Eva Delambre a habitué ses lecteurs dans ses précédents ouvrages est, simple, presque parlé, parfois incisif et très itératif dans le choix du vocabulaire. Il n’exclut pas la nécessaire crudité des mots pour décrire les ressentis et les émotions de Laura. On ne peut éviter de penser à Vanessa Duriès, à Florence Dugas, voire aux rituels tauromachiques où l’on flirte avec la mort, où le sang coule, parfois à flot, tout comme l’adrénaline dans celui de Laura quand les aiguilles transpercent sa peau ou quand le fouet vient la marquer, à tout ce qui a trait à la chair martyrisée, aux grandes figures religieuses qui jamais n’abdiquent et offrent leur corps aux lions ou aux flèches plutôt que renier leur Dieu.
Alors, que l’on appartienne au monde vanille ou que l’on soit familier du SM et de ses séances, ce récit peut en effet heurter la sensibilité de certains. Il ne peut être mis entre toutes les mains. Cependant, il n’appartient à personne de juger autrui sur ses choix de vie ni de ce à quoi il s’adonne pour les satisfaire. Ce roman est un beau livre, qu’il faut aborder comme une fiction. Particulière, certes, mais qui lève le voile sur un autre monde en narrant trois années de l’histoire d’un couple aux addictions hors normes, au-delà du sentiment amoureux et qui ne se finit pas…
Julie-Anne de Sée.