Les mille et une nuits (1) : L’amateur d’un certain idéal de beauté y trouvera à coup sûr son plaisir
Publié le 22/03/2020
En toute lascivité – l’appel de Shéhérazade
Pourquoi choisir de parler de Shéhérazade et de son appel ? Est-ce à cause de la bande dessinée dont je viens de parler dans un article précédent, Escales en femmes inconnues, escales ayant conduit le protagoniste vers un Orient plein de chaleur et de séduction, lecture qui m’aurait prédisposé à en aborder d’autres avec un sujet « oriental » ? Ou est-ce tout simplement à cause d’un service presse reçu de la part des Éditions Tabou, premier volume (sur deux) des Mille et une Nuits, un nom à la puissance évocatrice comme peu d’autres qui réveille depuis longtemps l’idée d’un Orient fantasmé, toujours à fleur de peau dans la conscience collective de l’Occident, domaine de délices qui, subis et octroyés derrière les murs des jardins clos et portés par les paroles d’un récit dont le fil, interrompu par le lever du soleil, chaque nuit se renouvelle, engendrant des images de peaux bronzées en sueur et de crinières de jais encadrant de plantureuses beautés ?

Idées d’un autre âge ? Sans doute, mais puissantes quand même et capables toujours d’inspirer – ou de réinterpréter – des récits qui ne sauraient laisser indifférent. La preuve, deux volumes qui me sont tombés sous la main pratiquement en même temps – à moins que je ne les ai cherchés – malgré les six ans d’intervalle qui les séparent : Shéhérazade 2.0, petit texte signé Corpus Delecta et illustré par Virgilles, paru chez Dominique Leroy, et Le Parfum de Shéhérazade, premier volume donc du projet sus-mentionné Les Mille et une Nuits, projet dans lequel deux artistes italiens, Trif (scénariste et dessinateur) et Celestini (coloriste), conjuguent leurs efforts afin de traduire en images les aventures raffinées racontées au cours des légendaires Mille et Une nuits par une conteuse aussi raffinée que rusée dont le nom est devenu l’essence même d’un orientalisme qui, au-delà des quarante voleurs et des aventures d’un marin fourvoyé, se confond avec l’érotisme.
Le parfum de Shéhérazade
Si jamais, chère lectrice, cher lecteur, tu n’as mis ne fût-ce qu’un doigt de pied dans le monde des Mille et Une Nuits, tu en auras gardé des souvenirs indélébiles. Il s’agit là d’un univers insaisissable où pullule la vie avec tout ce qui fait sa gloire et sa honte, une source intarissable qui, depuis bien plus qu’un millénaire, inspire le monde. L’érotisme, on s’en rend très vite compte, constitue un volet important de cet univers, et j’ai dû rigoler quand je suis tombé, dans la traduction allemande, sur des poèmes en latin que même un traducteur comme Enno Littmann n’a pas eu le courage de mettre en allemand dans le texte tellement il a eu peur de choquer les sensibilités des lecteurs par un vocabulaire trop cru. Rien de plus évident donc que de puiser dans ce réservoir des inspirations érotiques, et Trif n’est pas le premier ni ne sera le dernier à le faire.
Dans ce premier tome Trif donne une interprétation assez libre de quelques récits tirés de l’original arabe. Si la source de la première histoire – La favorite et le marchand Ghanim – est assez facile à trouver – il s’agit d’une interprétation assez libre du Conte d’Ayyûb le Marchand, de son fils Ghânim et de sa fille Fitna qui couvre les nuits 38 – 45 – je n’ai pas réussi à mettre le doigt sur la source précise de la seconde – Les deux sorcières et le prince Badr. J’ai bien retrouvé un récit où figurent des personnages aux noms presque identiques, à savoir celui de Beder, prince de Perse, et de Giauhare, princesse du Royaume de Samandal, récit où se trouve également, outre la ressemblance des noms, le détail important qu’est la transformation magique du prince Badr / Beder en oiseau. Il est évidemment possible que j’ai raté la bonne inspiration et que je me suis égaré parmi les milliers de pages sur lesquelles s’étendent les histoires des Mille et Une nuits, et on peut de toute façon se demander à quoi pourrait au juste servir la recherche des sources – à part évidemment de faire profiter mes lecteurs du spectacle de voir leur serviteur se prélasser sous le soleil du savoir accumulé pendant ses études philologiques. Mais cela n’est toujours, dans le contexte qui nous intéresse, qu’une question de détail, et la fidélité philologique n’est le premier souci ni des auteurs et de leur éditeur, ni – et à plus forte raison – des lecteurs qui voudraient surtout y plonger dans la volupté des nuits chaudes et parfumées de ces contrées de contes de fée orientaux. Tout cela charrie un grand nombre de clichés ? Peu importe pourvu que le récit et les images puissent réveiller le désir. À quelque chose, même cliché est bon.
Il est évidemment impossible de rendre sur les quelques pages d’une bande dessinée – un domaine qui donne la primauté à l’image tandis que c’est la parole qui règne en maîtresse dans l’architecture toute en arabesques des Nuits – le foisonnement narratif de l’original. Il suffit d’en consulter quelques pages pour se faire une bonne idée du réseau dense et inextricable produit par une pulsion aussi joyeuse qu’irrépressible de fabuler. C’est d’ailleurs cette même joie qui a présidé aux romans et aux nouvelles du baroque fourmillant de récits imbriqués avec leurs effets de miroir où les protagonistes et les motifs se reflètent à l’infini. Rien de plus normal donc que de trancher et de réorganiser la matière dans un souci de plus de linéarité. Ce qui n’empêche heureusement pas nos deux Italiens de mettre en pause le temps de la narration afin de s’attarder sur des détails et des instants dignes d’attention et de – regards. Cela se produit par exemple au début de l’histoire de la Favorite quand l’œil du lecteur l’accompagne dans le jardin que le sultan lui a fait construire et qu’elle s’approprie en y dansant nue comme un ver, se croyant à l’abri des regards. Une belle réinterprétation du Hortus conclusus des mystiques médiévaux dans laquelle la Vierge Marie est remplacée par une jeune femme tout aussi belle, mais bien loin d’être vierge, et où les vêtements seraient aussi déplacés que dans le paradis terrestre avant l’épisode de la pomme.

Entre fille et femme – Qût al-Qulûb, la protagoniste du premier récit.
Une remarque en passant : c’est sans doute dans ce premier épisode que le couple Trif / Celestini a donné de son mieux, notamment avec le portrait de Qût al-Qulûb, la favorite, qui oscille entre la très jeune fille et la femme plein sang dans la force de sa féminité.
Quant au style, il faut constater que les deux artistes ont mis un soin considérable à recréer un décor oriental, surtout dans les domaines architectural et vestimentaire. Quant aux personnes, elles m’ont l’air parfois un peu trop polies, ce qui rend très difficile l’expression des sentiments et des nuances. Que Trif et Celestini aient néanmoins réussi, dans leurs moments les plus forts, à rendre les angoisses et les délices tels qu’ils peuvent se peindre sur les figures – confiance, mépris, douceur, cruauté, amusement, malice – cela est tout à leur honneur, même si je préfère un style plus réaliste. Et parfois ils prennent même une pose bien trop hamiltonienne dans la mesure où il s’agit d’appliquer le flou à des dessins où de très jeunes femmes se produisent dans tout l’éclat de leur nudité imberbe. L’amateur d’un certain idéal de beauté y trouvera à coup sûr son plaisir, et si cet amateur hypothétique apprécie une inspiration orientalisante – peu importe qu’elle soit passée à travers un crible très occidental – son bonheur est assuré. Et si, pour les autres, cette BD est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir les Mille et Une Nuits afin de se laisser emporter par le maelstrom narratif qui traverse les siècles et les continents, Trif et Celestini auront fait un bien bon boulot.
- Publié dans
- Bandes Dessinées
COMMENTAIRES